23 mai 1956

Jeannine,

en rentrant du travail hier, ma mère m’a tendu le télégramme que les officiers étaient venus apporter quelques heures plus tôt.

C’est une convocation d’appel sous les drapeaux où est stipulé que je dois me rendre demain à Orléans et rejoindre le cinquième régiment d’infanterie des chasseurs d'Afrique pour effectuer mon service militaire pour une durée de 18 mois.

 

Je regrette de devoir t’annoncer mon départ si brutalement, je suis encore moi-même sous le choc.

Prends soin de toi ma douce, j’essaierai de t’envoyer des lettres le plus régulièrement possible.

 

Tendrement,

Serge

 

 

28 mai 1956

Mon cher Serge,

j’imagine qu’à l’heure où je t’écris tu es bientôt en partance vers l’Algérie. Je peine à réaliser que nous serons séparés ces deux prochaines années, vu d’ici cela semble complètement irréaliste.

Envoie-moi de tes nouvelles je te prie, il me tarde déjà de te retrouver.

 

Tendres baisers,

 

Jeannine

 

 

18 juin 1956

Ma chère et tendre,

 

nous sommes bien arrivés de l’autre côté de la méditerranée et avons rejoint le campement près de Maison Carré, en plein désert.

Ici le soleil rayonne déjà depuis le début du mois.

J’ai retrouvé quelques copains de Pithiviers, Claude et Léon, on se marre bien ensemble.

 

La nature est tellement différente ici, les montagnes sont rocailleuses, les terres arides. La végétation beaucoup plus sèche mais elle pousse bien dans les champs. Les terres se récoltent beaucoup plus tôt que chez nous on dirait. Et puis surtout, j’ai vu des chameaux passer l’autre jour au loin.

 

On finit par s’habituer à l’habit militaire mais il fait chaud sous cette carcasse, j’appréhende déjà les grandes chaleurs d’août.

 

J’espère que tout roule de ton côté. Je pense souvent à toi, ton sourire.

Je t’embrasse bien fort.

 

Serge

 

2 juillet 1956

Serge,

 

J’espère que tu recevras cette lettre à temps pour ton vingt-et-unième anniversaire ! Qu’il soit convivial et de bonne humeur.

Quel bonheur de savoir que tu n’es pas seul là-bas.

On lit de bien tristes nouvelles dans les journaux à cause des attentats du FLN mais tu as l’air à l’abri de ces bombardements.

 

Pour moi les journées sont longues. Maman a développé une pneumonie, elle doit rester alitée car très fiévreuse alors je dois m’occuper de la maison et de la fratrie après les journées à la boulangerie.

 

Jeannine

 

 25 août 1956
Ma chérie, Je réalise qu’à l’heure où je t’écris cette lettre, je devrais être en vacances. J’avais négocié ça dans mon contrat d’agriculteur. Je n’imagine même pas ce que sera mon retour en France, retrouver un travail, ma famille. Tout cela me parait déjà loin ... Ici c’est étrange j’ai l’impression d’être complètement déréglé. Je ne connais pas ces territoires et la notion du temps m’y est tout autre. On ne parle pas de guerre dans le campement. Pour l’instant, on agit dans l’ombre : on pose des mines, on fait brûler les champs ou on protège ceux des colons français qui ont installé leurs exploitations ici. En plein cagnard, sous 50 degrés, on est obligé de rester debout tant la végétation est brûlante. Ils ne nous donnent même pas à boire, il faut payer si l'on veut obtenir un peu d’eau fraiche. Autant te dire que c’est pas la joie. Jusqu’alors, on s’est jamais retrouvé nez à nez contre l’ennemi. J’aimerais repousser ce moment car je n’ai absolument pas envie de me battre. Mais mon commando nous répète souvent qu’il faut s’y préparer. Heureusement, pour l’instant rien à l’horizon. J’imagine que le soleil a teinté ton visage de tâches de rousseur, comme tu dois être belle. Gros baisers, Serge

 

21 septembre 1956

Serge,

 

J’ai perçu beaucoup d'angoisses dans tes dernières lettres. Ne sois pas trop anxieux mon ange, malheureusement cela ne raccourcira pas ton service. L’essentiel est que tu te sentes bien dans ton régiment et que tu ais confiance en

tes coéquipiers.

 

Ici, les mois s’écoulent et Maman est toujours très malade, j’ai l’impression que c’est de rester sans bouger qui la crève mais les médecins ont dit que c’était mieux ainsi alors on s'exécute.

Du coup mon père se tue à la tâche pour traître les bêtes, matin et soir, il a demandé à Rolland et Padé de mettre la main à la patte mais tu les connais, ils sont toujours fourrés dans les champs à rire aux éclats, ce qui fait bouillonner Papa toujours plus sévèrement.

 

L’été touche à sa fin et j’aurais aimé aller revoir la mer, histoire de souffler un peu. Mais impossible avec la maladie de Maman. Tu sais, je suis lasse de vendre des pains toute la journée et

de devoir remettre les pieds aux fourneaux le soir en rentrant. Nourrir une fratrie de dix personnes, crois-moi ça fait

de la vaisselle !

 

Porte-toi bien, tu me manques beaucoup.

A très vite,

 

Jeannine

 

 9 décembre 1956
Joyeux anniversaire Jeannine, j’aimerais tant être avec toi, et te prendre dans mes bras. A la place de cela ce qui devait arriver arriva. Une nuit on a du partir aux aurores récupérer soixante-dix ennemis comme ils disent ici, il se sont fait prendre dans une embuscade, on les a retrouvé en slips. On m’a forcé à prendre les armes et on s’est retrouvés à devoir tirer dans le tas cette semaine. Je sens que la guerre prend une toute autre tournure et cela m’effraie, on va bientôt devenir des meurtriers en masse à ce rythme là. Quoiqu’il en soit, sache que je t’aime bien fort et que j’ai grande hâte de te retrouver. Serge
Opération dans le Triffit avec des Harkis

 

18 décembre 1956

Mon ange,

 

Je te remercie pour cette belle lettre d’anniversaire que je garde précieusement avec moi.

J’espère que ce motif sera suffisant pour qu’ils vous accordent un peu de repos la semaine à venir.

J’ai bien saisi que tu ne souhaites pas encourager l’affrontement mais tâche de te faire discret, tu risquerais de passer pour un déserteur.

Noël approche et ça se sent, la fratrie est en joie, moi je suis toujours très inquiète pour Maman mais mes frères et sœurs semblent ne pas y porter trop d’attention. Et puis j’ai beau être l’aînée, ils ne m’accordent  aucun crédit alors c’est dur de se faire entendre sans passer pour une rabat-joie en cette période.

 

Prends bien soin de toi,

je t’embrasse mon chéri.

 

Jeannine

 

15 février 1957

Serge,

 

Je n’ai reçu aucune nouvelle ces derniers temps et je suis très inquiète compte tenu des dernières lettres assez alarmistes que j’ai reçu. Que se passe-t-il ? Réponds moi je t’en prie, ou fais-moi parvenir des nouvelles par tes équipiers. Je crains que tu ne sois blessé.

Cela te ressemble si peu de ne pas m’avertir.

Prends grand soin de toi.

Je t’aime,

 

Jeannine

 20 février 1957
Mon trésor, Je suis si navrée que tu te sois inquiétée. Le commando m’a fait prisonnier pendant ces deux dernières semaines pour insolence. J’ai refusé de reprendre les armes contre les alliés du FLN. Il m’ont mis au cachot, j’ai du rester assis sans lumière et sans nourriture tout ce temps, alors tu peux imaginer que t’écrire était absolument interdit. Mais ne t’inquiète pas ils ont fini par me libérer et je reprends des forces. J’avais faim mais je n’étais pas si pressé de retrouver les boîtes de sardines qu’on garde précieusement dans les poches de nos treillis. Heureusement, maintenant on n’est plus éclaboussés d’huile à chaque fois que l’on ouvre l’une d’entre elles. Cet été, sous la chaleur ardente ça giclait dans tous les sens ! Ils parlent de nous laisser une permission d’une semaine pour retourner voir nos familles, ce serait vraiment extra. Mais pour l’instant ce n’est qu’une rumeur, je t’en dirais plus dès que j’en saurais davantage. Bons baisers, Serge

 

19 avril 1957

Quel bonheur d’avoir pu te retrouver durant ton congé, je t’ai trouvé si beau et déjà bien bronzé. Malgré la pénibilité des tes jours, tu as gardé une bonne mine.

Tu es arrivé comme un souffle d’air frais à la maison car chez nous ça ne va pas trop bien, Maman se plaint de douleurs aigues dans le bas du dos et les médecins disent qu’elle a surement contracté des calculs rénaux. Alors rebelote, elle est de nouveau alitée mais cette fois-ci je le sens pas.

 

J’imagine que le retour en terre étrangère doit être difficile mais tiens-bon, tu as fait la majorité de ton service, j’aimerais croire que le pire est passé.

 

Bien à toi,

 

Jeannine

 3 juin 1957 On a quitté les bergeries et les mauvaises fermes pour faire un tour dans la ville de Saïda. J’y ai croisé une belle mosquée, la mairie et puis le marché, où les femmes qui travaillent le cuir le piétinent pour qu’il s’imprègne des pigments. Leurs pieds sont rouges, parfois oranges c’est impressionnant. Pour le déjeuner on a eu du veau pour notre plus grand bonheur car les assiettes varient très rarement ici. On est allés à la rencontre des civils, pour une fois je ne me suis pas senti comme un étranger, un intrus qui venait salir leur territoire. On a même pu discuter avec des écoliers. Quand on y songe bien, c’est terrible de venir massacrer le quotidien de ces pauvres algériens. Et pourtant si l’on en croit les supérieurs, la guerre n’est pas prête de s’interrompre. Prends soin des tiens et de ta maman, elle doit bien avoir besoin de vous en ces temps douloureux. Je t’embrasse, Serge

Mon beau,

 

Merci pour les photos de la ferme rouge, les villes ont l’air bien différentes de ce que je connais ici. Mes frères et sœurs ont fini les cours au début du mois alors maintenant ils profitent de l’été.

Quant à Maman, son état s’est empiré, ils l’ont transportée à l’hôpital d’Orléans. Les chirurgiens ont diagnostiqué que l’un de ses reins ne fonctionnent plus alors elle commence à avoir beaucoup d’oedèmes.

 

Les cousines sont venues d’Angers pour la soutenir dans ce périple et le reste du temps je suis chargée de leur faire visiter les environs mais le coeur n’y est pas.

Je vois le teint de Maman devenir jaunâtre, je crains beaucoup pour elle.

 

J’espère que tu profites de ces instants de répit pour relativiser sur la situation

 

Affectueusement,

 

Jeannine

 

 

27 juillet 1957

 18 août 1957
Jeannine, Cette semaine a été un massacre, la ferme rouge s’est faite encerclée par les locaux et il y a eu des tirs dans tous les sens. Léon est mort d’une balle dans la poitrine et Claude est grièvement blessé au flanc droit et à l’épaule. Pas sûr qu’il puisse être rapatrié de suite. Je suis épuisé, nous avons du nous réfugier, et nous partageons de maigres ressources depuis quelques jours. Je n’arrive plus à dormir, j’entends les tires tambouriner dans mon crâne et je ne fais plus deux pas sans me retourner par peur de me faire suivre et prendre pour cible. Il faut lutter psychologiquement en attendant la fin du service et devrais remonter par bateau en retrouvant la côte par le sud avant de récupérer une navette qui devrait nous ramener vers Orléans. Je me réjouis à l'idée de retrouver un quotidien apaisé. À bientôt, Serge

 

11 septembre 1957

La quille Adieu Cazorla !

Décidément, le sort s’acharne ces derniers temps. A tes terribles nouvelles vient s’ajouter une tragédie dans la famille : Maman est morte la nuit dernière… Les médecins n’ont rien pu faire pour son rein malade. On doit préparer les obsèques à Pithiviers. Je pense qu’elle se fera enterrée à la fin de la semaine. J’essaie de raisonner Françoise qui est effondrée mais pas facile d’expliquer ça à une enfant de 11 ans.

Pour ma part c’est comme si j’étais dans le dénie, j’ai beaucoup de mal à réaliser comment vont s’organiser les choses maintenant.

 

J’ai grande hâte de te retrouver, cela égaillera surement ces mauvais jours. Je t’embrasse tendrement, courage mon amour.

 

Jeannine

 22 août 1957
Nous avons été secoué tout le long du trajet en bateau, il y a eu une énorme tempête et cela m’a valu un mal de mer terrible, j’ai vidé mes tripes sur le pont Les rafales de vagues venaient s’effondrer sur nous, pas facile de se cramponner. Nous sommes bien arrivés sur les côtes du sud, à Marseille. On y fait une escale avant de repartir pour Orléans. On se réjouit bien avec les copains, cela faisait bien longtemps que je ne me suis pas senti aussi serein. Nous ne serons bientôt plus séparés. À très vite ma douce, Serge
Le 25 octobre 1957, Serge retrouve Jeannine et sa famille dans sa ville natale de Pithiviers le Vieil. Serge et Jeannine se sont mariés 6 mois plus tard, en avril 1958. En octobre, Chrystèle leur première fille naissait.


Cette année, le couple fêtait leurs quatre-vingt ans.