SI le numérique n’est pas une composante essentielle de notre passé, il est indiscutablement notre présent et a scellé notre futur dans les pixels et la data.
De nouvelles problématiques émergent face à l’utilisation exponentielle de ces supports et à la place qu’elles occupent dans notre quotidien. Pour cet article, je m’intéresse au lien entre numérique et mémoire, et plus particulièrement à la thématique de l’archive. Au cours d’un entretien avec Gilles Knoery, fondateur de Digora, une entreprise spécialisée dans la gestion des données informatiques, nous avons discuté de l’avenir de nos données, à une échelle globale, mais aussi individuelle. Que deviennent nos datas ?
DONNÉES D’ARCHIVES
Gilles Knoery Sur votre iPhone, il y a des outils pour manipuler les photos, mais il n’y a pas d’outil pour dédoublonner ou très peu pour vous faire faire le ménage. Tout vous pousse à faire des photos et à les conserver longtemps même si vous ne les regarderez plus jamais. Il y a rarement des outils de ménage parce que tout le monde s’en fout en fait. On les laisse juste là, dans le cloud. Ça traîne. Du coup, on a une inflation galopante de consommation de données, qui est un peu artificielle quand même. On n’en a pas vraiment besoin.
Anna On peut facilement prédire que les données que l’on produit vont être exponentielles. On va se retrouver avec des montagnes de données, datant de plusieurs décennies, s’en forcément s’en servir. Que fait-on des données qui vont avoir plutôt l’étiquette d’archives ?
G.K. C’est une très bonne question. C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon, la température des données. Il y a des données chaudes, dont on a besoin tout le temps, et des données froides, voire glaciales. Et donc, celles-là, il faut les mettre dans des endroits qui ne consomment pas d’énergie, sur des bandes magnétiques, éventuellement. Quand on en a vraiment besoin, on va chercher la bande. Il nous faut peut-être 15 jours pour trouver la bande, mais ce n’est pas très grave, parce
que ces données, elles, sont froides.
A. C’est quoi exactement ces bandes ?
G.K. Vous avez connu les cassettes ?…
A. Des magnétoscopes ?
G.K. Oui. Alors, magnétoscope, c’était de l’analogique. C’est comme la FM et le DAB ou la TNT. Enfin, parlons de radio parce qu’un est numérique, l’autre est analogique. Donc, sur le DAB, c’est des 0 et des 1. Et sur la FM, c’est des variations du signal. Mais sur les bandes magnétiques qu’on avait, magnétoscope, cassette audio, c’était de l’analogique. Et là, les cassettes, les bandes magnétiques où on stocke de l’information, c’est du numérique.
A. Donc, une suite de 0 et de 1 et qu’on lit.
G.K. Ça ne va pas vite. Ça demande des manipulations. Donc, il y a des robots, des vrais robots, dans des bibliothèques qui vont chercher les cassettes. On peut garder des cassettes et des bandes magnétiques longtemps sans trop d’altérations.
ARCHIVES DE DONNÉES
A. Est-ce que vous vous reposez sur des mémoires numériques, informatiques au quotidien ? Du fait de votre métier, vous prenez peut-être de la distance avec ces outils, ou bien au contraire, sont-ils encore plus présents selon notre mode de vie ?
G.K. Non justement je pense que c’est très fiable, mais c’est compliqué. Il faut bien ranger sa chambre (1). C’est compliqué de ranger sa chambre. J’ai mon livre de cuisine écrit à la main. Il a été commencé par ma mère et j’ai l’ai continué, on a continué. J’aimerais bien le transmettre à mes enfants, mais la seule façon de faire, c’est de le scanner.
A. Vous pensez que l’objet ne perdurera pas dans le temps ?
G.K. Il n’y en aura qu’un. Et puis, je ne peux pas le transmettre comme ça. Il tombe en ruine. Il a tellement été manipulé. Maintenant, faire la cuisine avec un iPad ouvert, ça manque de charme. En tout cas, je pense que la mémoire numérique est indispensable aujourd’hui. Et puis, elle a tellement de qualités. Mais ce n’est pas facile à gérer. On dit quelquefois « merde in, merde out » : si c’est le bordel dans ses notes et ses cahiers, ce sera le bordel là-dedans et ce sera indémerdable.
A. Il faut être plutôt méthodique. C’est du bon sens et de l’ordre.
G.K. Et puis après, il y a un truc, ça va faire triste comme ça; ça l’est d’ailleurs. J’ai perdu mon épouse il y a un an et demi. Et c’était très compliqué. Je n’ai toujours pas vraiment fini de récupérer ses données.
A. C’est vrai qu’on ne se pose pas la question de l’après, de l’héritage numérique, alors que maintenant, quasiment plus de la moitié de notre vie est digitale.
G.K. J’ai appris que dans l’iPhone, vous pouvez désigner un légataire qui pourra débloquer votre compte.
A. Oui, je crois que c’est aussi le cas pour certains réseaux sociaux.
G.K. Facebook, je crois, gère ça. En tout cas, l’iPhone, moi, je ne savais pas. Et donc, je l’ai fait après le décès, une semaine après. Parce que je me suis dit, mais punaise, comment je vais faire ? Je ne voulais pas perdre ça. Et en fait, Apple vérifie et je n’ai pas pu y accéder parce qu’elle était déjà décédée. Elle n’avait pas donné son consentement avant son décès. Enfin, c’est une vraie question. La mémoire numérique, comment on la transmet ?…
(1) Métaphore établie durant l’entretien, “ranger sa chambre” signifie mettre de l’ordre dans ses données, bien les classer, les trier régulièrement.