L’émission du hasard choisi

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Depuis plus de 15 ans, ARTE propose à ses téléspectateurs de visionner chaque dimanche soir à 20 h 35 l’émission culturelle « Karambolage ». Retour sur ce programme franco-allemand devenu culte !

Les Allemands connaissent-ils l’art de découper le fromage à la française ? Les Français savent-ils que le mot « loustic » vient du mot allemand « Lustig » ? Et aussi, fête-t-on l’Épiphanie avec une galette des Rois en Allemagne ? Ou encore, savez-vous que les Birkenstock sont à l’origine des chaussures orthopédiques ? Pour répondre à toutes ces questions que peuvent se poser les Français et les Allemands, Claire Doutriaux a eu l’idée de créer l’émission « Karambolage » en revenant dans son pays d’origine la France, après avoir vécu 15 ans en Allemagne. Responsable depuis 1998 de « L’atelier de recherche » d’ARTE, spécialisé dans l’expérimentation télévisuelle, elle avait envie de déconstruire les clichés qu’elle avait pu entendre de part et d’autre du Rhin et a donc conçu cette émission de vulgarisation culturelle en 2004.

Proposant des contenus éducatifs pour les petits et les grands, cette émission compare, décortique et confronte les spécificités propres à la France et à l’Allemagne. Avec un regard critique et expert, elle s’intéresse aux particularités culturelles et aux minorités présentes dans chaque pays, met le doigt sur les petites choses auxquelles les natifs ne font plus attention, sur ce qui les éloigne ou sur ce qui les rapproche. Le premier épisode de cette série a été diffusé le 4 janvier 2004. Aujourd’hui il existe un peu moins de 600 épisodes de Karambolage. Depuis sa création, l’émission n’a quasiment rien changé du ton et de l’esthétique qu’elle emploie ; et cela profite toujours autant aux 500 000 téléspectateurs français et allemands qui la regardent. Devenue culte, l’émission a d’ailleurs reçu des prix pour son graphisme et sa réalisation, car son concept était original et novateur dans les années 2000. En effet, c’était à cette époque que l’on voyait apparaître à l’écran ce type d’émissions, comme le célèbre programme de vulgarisation scientifique « C’est pas sorcier » animé par Jamy Gourmaud.

Le but de Karambolage est de partager des savoirs sur l’histoire et le quotidien de ces deux pays frontaliers, qui ont en commun un passé douloureux. Voilà pourquoi chaque épisode de l’émission utilise un ton joyeux, avec des graphismes ludiques et colorés pour nous raconter toutes ces petites anecdotes. La réalisatrice, C. Doutriaux a d’ailleurs confirmé le sens de sa direction artistique et éditoriale au journal Le Monde : « Comment rester léger et profond malgré le passé et les comparaisons incessantes entre deux modèles qui tendent indéfiniment à vouloir désigner un gagnant et un perdant ? […] On prend le parti du second degré, de l’autodérision, mais en donnant les clés de compréhension à tous. C’est cela qui crée une vraie communauté de regard entre Français et Allemands. »

Il semble d’ailleurs que le nom de l’émission ait été astucieusement choisi. Écrit avec un C en français et un K en allemand, le mot « Karambolage » a la même signification : c’est une série de collision, de chocs ou d’actions qui se percutent en chaîne. Dans ces vidéos où l’on voit s’entrechoquer les différences entre les deux pays, l’émission s’offre à nous comme un heureux hasard. On est surpris, cela survient sans que nous nous y soyons attendus. Cette idée est représentée dans leur générique où les lettres du mot Karambolage apparaissent, disparaissent et se succèdent de façon aléatoire avec un son dynamique.

Située à Paris, l’équipe de Karambolage est composée de cinq authentiques Franco-Allemands. C. Doutriaux et ses acolytes ont pour principe de partir d’un détail et de l’ouvrir vers l’universel. Et, bien qu’ils utilisent leurs expériences personnelles pour rédiger un épisode, ce qui leur permet d’être impertinents, car ils mettent en scène leur propre vie, ils essayent de ne pas personnaliser les choses pour ne pas tomber dans des généralités. Pour d’autres sujets, ils s’appuient sur l’actualité, les dates ou les fêtes importantes des deux pays. Ils se basent aussi sur des témoignages de contributeurs extérieurs ou d’experts, et les auteurs peuvent donc être des journalistes, des linguistes, des historiens, des personnalités publiques… et même des particuliers ! Eh oui, on peut écrire à la rédaction pour proposer un sujet. Si notre texte correspond à leur ligne éditoriale alors il n’est pas modifié. Sinon il est réécrit s’il est jugé trop personnel ou pas assez humoristique. Cela peut être frustrant de voir son texte réécrit, mais c’est le jeu ! Tout est produit spécialement pour l’émission, ce qui fait à la fois une vraie plus-value et leur marque de fabrique.

Un épisode est composé de deux ou trois courtes vidéos que Jeannette Conrad, une des rédactrices en chef, décide de compiler ensemble. Chaque épisode dure environ 12 minutes et est produit en double à l’identique, pour proposer une voix off allemande ou française. L’émission commence par son générique rythmé, et il débouche sur la présentation de l’auteur qui pitche le sujet qu’il souhaite partager. À ce moment la rubrique dans laquelle cette vidéo s’inscrit apparaît à l’écran : Mot, Expression, Lieu, Rite, Objets du quotidien… Ensuite, une animation ou parfois une vidéo en prise de vue réelle (comme un micro-trottoir) va permettre d’expliquer la notion abordée. La cadence y est soutenue et la voix off est accompagnée de bruitages. D’ailleurs pour l’anecdote, le comédien qu’on voit souvent jouer dans leurs vidéos, n’est autre que le comptable de l’équipe, ce qui leur permet d’utiliser simplement le fond vert de leur studio et hop le tour est joué ! L’épisode se termine par une devinette, ce qui fidélise le public, car sa réponse est présente dans l’émission qui suit. L’équipe projette un plan fixe d’un lieu pendant 30 secondes, et l’audience doit identifier si ce plan a été tourné en France ou en Allemagne. Si on a la réponse en ayant vu dans la séquence un indice qui l’atteste, on peut l’envoyer à Karambolage. L’équipe tire 10 gagnants parmi les bonnes réponses pour leur offrir des cadeaux. Ce sont souvent des objets du quotidien, par exemple un « pique-œuf » qui est un ustensile de cuisine allemand, très peu connu des Français.

En l’absence de graphistes dans l’équipe, elle fait appel à des professionnels free-lance. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Elsa Perry, graphiste et illustratrice réalisant des animations pour l’émission depuis 10 ans. Elle m’a dit que « l’équipe avait une quarantaine de graphistes sous le bras, mais qu’elle travaillait régulièrement seulement avec une dizaine d’entre eux ». Ce sont majoritairement des graphistes français qui sont engagés, peut-être parce que le siège de Karambolage est en France. En tout cas, l’équipe aimerait trouver également de graphistes allemands pour qu’il y ait aussi à ce niveau un meilleur brassage. Pour travailler, les graphistes partent du texte et de la voix off finale. Ils doivent donc caler le rythme de leur animation sur cette voix définitive. Au niveau stylistique, les graphistes peuvent s’amuser, tester différentes écritures, mais l’équipe met son veto sur deux choses : la pure 3D et le dessin animé. Elle ne veut justement pas tomber dans une esthétique enfantine.

J’ai fini mon échange avec Elsa Perry en lui parlant de YouTube, et en lui disant que j’avais découvert Karambolage via ce média. Elle m’a confié qu’il y a quelques années, ARTE avait tiré la sonnette d’alarme et menaçait de retirer l’émission, car son concept s’était quelque peu essoufflé. Et ce qui les a sauvés, c’est qu’ils ont diffusé Karambolage sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube. L’avantage de ces réseaux, c’est que les épisodes peuvent être relayés, commentés, et cela a permis à l’émission de gagner en visibilité. De plus, la disponibilité sur internet permet d’avoir un accès pérenne aux épisodes. Sur YouTube, les épisodes de 12 minutes sont segmentés en index par sujet, et l’équipe a remarqué que des professeurs s’en servent comme supports pédagogiques. Leur chaîne YouTube leur a aussi permis d’élargir leur audience, de toucher un public plus jeune, qui passe davantage de temps devant son ordinateur ou son smartphone que devant la télé. D’ailleurs la vidéo la plus populaire de leur chaîne comptabilise 1 million de vues. Dans l’espace commentaire sous leur vidéo, les gens enrichissent ou parlent de leur propre expérience sur le sujet, ou bien félicitent l’équipe pour son contenu de qualité. Finalement, cette propagation sur les réseaux sociaux a tellement bien marché que l’émission a perduré et perdure encore aujourd’hui. Le mois dernier, leur chaîne YouTube a atteint les 100 000 abonnées, ce qui leur laisse encore de beaux jours devant eux !

Liens vers les sites et réseaux sociaux
Arte (Année de création : 2012)
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Facebook (Année de création : 2010)
Twitter (Année de création : 2010)