Les Culottées

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Curiosités
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Quand la femme devient un argument économique.

Le 11 janvier 2016, sortait, sur un blog du journal Le Monde, l’histoire de Clémentine Delait, la femme à Barbe. Femme inconnue de l’Histoire, elle a assumé sa pilosité faciale, à décider d’en jouer avant qu’on se joue d’elle, une femme forte qui transgresse les limites que l’époque lui impose. C’est ce type de femme que Pénélope Bagieu a voulu mettre en avant, des femmes fortes, oubliées de l’Histoire qu’il faut raconter, mettre en avant et à tout prix. C’est ainsi que, pendant presque une année complète nous avons eu accès, une fois par semaine, aux histoires d’inconnues.

En passant par le média blog, sur Internet, elle a permis une accessibilité quasi totale, c’est gratuit, partageable en quelques clics, rapides, pas besoin de passer par un éditeur, un imprimeur, des diffuseurs. Le Monde, qui soutient le projet, lui donne une crédibilité et un lectorat immédiat. Le lundi devient un rendez-vous qu’on attend, un début de semaine nourri par l’envie de conquérir le monde, de sauver son prochain ou au contraire de protester de toute son âme. Ce rendez-vous, du 11 janvier 2016, n’a pas été choisi par hasard. Janvier, c’est le mois pour le festival de BD d’Angoulême, 2016, c’est cette année charnière où aucune femme ne faisait partie de la liste pour le Grand Prix d’Angoulême. Il y a eu des protestations, beaucoup de colère, la naissance d’un collectif FIBD (femmes interdites de Bande Dessinée), et le projet des Culottées a été avancé de trois semaines.

Huit mois après la sortie de ce post, sort une bande dessinée des 15 premiers portraits. Elle coûte 19,50 €, comprend quinze portraits, c’est un livre relié, édité chez Gallimard bd, couverture en carton, une impression en dorure rouge. Elle sera suivie en janvier 2017 par le second tome. Les 30 portraits publiés sur le Web, se retrouvent dans des livres papier, augmentés d’illustrations contemplatives inédites, de mise en scène de nos héroïnes. Sans aucun doute, il s’agit d’un bel objet, un objet à offrir, un objet à prêter, un objet à emprunter. Sa diffusion est plus lente, mais peut-être, alors, qu’on y prête plus d’attention. Lorsqu’on lit un livre, on prend la décision d’accorder du temps à ce moment, installé dans son lit ou dans un canapé accompagné d’une tasse de thé, on s’isole, se retrouvons dans notre bulle, entre elles et moi. Un lien envoyé, intervient différemment dans notre vie, il interrompt toutes activités. Il sera lu entre deux stations de métro, en attendant que l’eau bout ou pendant une pérégrination sur Internet, entre l’histoire d’un koala secouru des flammes et une pub pour une enceinte dernière génération. Le livre a aussi cet avantage d’avoir une plus grande légitimité, aux yeux de certains, par rapport à du contenu Internet. Les Culottées seront enfin prises au sérieux, mission accomplie, elles sont désormais connues de l’Histoire. Ces livres ont d’ailleurs mené à des traductions dans le monde entier.

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Suite à cet engouement, l’éditeur et l’autrice prennent la décision de réunir ces deux livres dans un coffret, décision commune pour une série qui fonctionne. Sorti le 22 novembre 2018, sois un an et onze mois après la sortie du tome 2, et 1 mois avant Noël. Il coûte 43 €, un budget conséquent, sachant que l’achat des deux tomes revenait à 39 €, le seul ajout de cette édition étant l’illustration figurant sur le coffret.

Entre temps, l’éditeur Gallimard, publie ces strips en format poche quatre tomes sortis entre le 1er novembre 2018 et le 14 novembre 2019, de nouveau le mois précédent Noël. Couvertures souples, brillantes, papier fin, de 88 à 104 pages, ces tomes contiennent les mêmes illustrations que les autres BD et coûtent 7,65 € unité. Avec cet objet, plus cheap, on retrouve un peu le même style de consommation que le site en ligne, plus léger, il peut se lire dans les transports, passer de main en main dans une même journée. Aussi, il a l’avantage de d’offrir à ces culottées un public moins aisé, qui ne peut s’offrir une édition à 19,50 €. Mais on est en droit de se demander de quel public s’agit-il alors même que ce contenu existe gratuitement sur le site du Monde.

En réalité, on découvre que le lien vers ces publications est périmé, les culottées ne sont plus ces Femmes du peuple accessible à tous, elles deviennent objet de savoir que l’on retrouve dans des livres qui sentent le neuf. Cette décision, de fermer le site Internet devait probablement figurer dans les accords faits entre Le Monde et Gallimard, avant même leurs publications. Cependant, en sachant que chaque strip était téléchargeable par un simple copier-coller, quelle est la valeur de ces éditions de poche ? Pourquoi décider d’en faire une édition plus accessible alors qu’elles étaient gratuites sur Internet ? Bien sûr, les ambitions de Gallimard ne sont pas comparables à celles du projet initial. Nous avons d’un côté une bd militante, l’envie de mettre fin à l’invisibilisation des Femmes dans l’Histoire, d’un autre une maison d’édition, une entreprise, qui joue de la popularité des sujets féministes pour vendre. Mais le cas des Culottées n’est pas isolé, depuis la vogue du féminisme, on voit se monter, dans les librairies, des étages spécialement dédiés au sujet, plus que jamais les femmes sont invitées sur les plateaux télé pour parler du sujet. Et elles auraient tort de s’en priver, si Gallimard profite de cette mode, Pénélope Bagieu fait de même en publiant ces portraits qui peut-être n’aurait jamais vu le jour sans ça. Le résultat est qu’il existe aujourd’hui ces trente portraits multipliés sous diverses formes à travers le monde.

Enfin, le 6 novembre 2019, Gallimard bd publie, le tome 1 et 2, dans un même livre, même qualité d’édition que les premiers tomes, au prix de 35 €. On retrouve en couverture le portrait de Betty Davis contre celui de neuf culottées pour les éditions d’origines. Cette réédition fait suite au prestigieux prix reçu par l’autrice, le prix Eisner, délivré au Comic-Con à San Diego, le 20 juillet 2019 et, de nouveau, profitera de l’effervescence de Noël. Les Culottées existent donc sous quatre éditions différentes pour les mêmes histoires, chose assez rare dans ce milieu pour le pointer. Mais quelle est la réelle valeur ajoutée de cette nouvelle édition ? On n’y trouve pas de macarons dorés où l’on y lit « Prix Eisner », qui « justifierait » la présence de cette réédition, comme l’on connaît les bandeaux rouges du « Prix Goncourt » ou autre Grand Prix.

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Finalement, depuis le 15 juin 2017, est en production la série des Culottées qui sera diffusée sur France 5, pour une sortie prévue pour 2020. Quand on regarde les extraits actuellement disponibles, on remarque que, au vu du ton employé, la cible pour ces vidéos est plus jeune que celles des BD, qui pouvait paraître laborieuses vu la quantité de texte présent. Une direction intéressante, car ces vidéos prennent un réel sens dans la collection des supports Culottées : désormais ces femmes deviendront des modèles aux plus jeunes qui pourront s’identifier à elles et peut-être rêver de devenir astronaute, sirène ou guerrière. Pour autant, il est regrettable de constater que pour chaque nouveau format, les mêmes femmes sont présentées. Si le propos était de dire que de multiples femmes ont été oubliées de l’Histoire, ont fini par penser qu’il n’y a que ces 30 femmes que l’on oubliait.

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