Cet article explore l’équivocité de concepts liés à l’appareil mémoriel humain et aux matériels informatiques. En effet, au fil de mes recherches et entretiens, il m’est apparu que certaines terminologies étaient partagées entre ces deux sphères, et j’ai voulu approfondir cette piste. Je cherche ci-dessous à explorer leurs similitudes, leurs limites et leurs spécificités par ces analogies lexicales.
MÉMOIRE
Débutons par le point de départ de cette enquête, le plus évident : la mémoire. C’est un terme polysémique, qui se nuance en fonction des disciplines qui l’exploitent. Ici, ce sont les neurosciences et l’informatique que je confronte.
En neurosciences, la mémoire est la capacité d’acquérir, de conserver et de restituer une information.
En informatique, une mémoire est un dispositif physique permettant la conservation et la restitution d’information ou de données. (1)
On constate que les définitions sont quasiment identiques, pourtant je ne pense pas que vous trouvez semblable votre mémoire et celle de votre ordinateur. Il est légitime de se demander quelles sont leurs véritables concordances et, au contraire, leurs particularités.
ENCODAGE
J’imagine que ce terme vous paraîtra plus résonner dans la sphère informatique, évoquant la notion de « code ». L’encodage est le moyen utilisé pour transformer une information, afin qu’elle soit compréhensible par la source et la destination. C’est trouver une langue commune entre deux pôles, qui ont une langue native différente.
Or, l’encodage est un terme aussi utilisé en neurosciences. Il désigne le processus de la mise en mémoire d’une situation donnée, grâce à nos différents systèmes de perceptions, nos sens. L’encodage peut durer plusieurs années, ou seulement une heure ou deux, s’il y a déjà une prédisposition, des connexions déjà établies. Pour un encodage sur des neurones, la mémoire ne restera pas inscrite comme elle l’a été initialement. Il y a une réorganisation progressive.
Le point commun entre l’encodage de ces deux disciplines, c’est l’aspect transitionnel de l’information. C’est une retranscription des sens pour la mémoire et de données pour l’informatique. Cependant, dans notre mémoire, le résultat de l’encodage va être amené à subir des modifications, à évoluer.
MÉMOIRE DE TRAVAIL
La mémoire de travail en neuroscience est un type de mémoire à court terme. C’est une mémoire où les informations sont stockées de manière transitoire, par exemple pour résoudre un calcul. On sera dans l’impossibilité de redonner le calcul et son résultat ultérieurement, la mémoire de travail étant plutôt conditionnée pour des situations avec
une finalité rapide.
Elle a son pendant informatique, qui porte le même nom (elle peut être aussi appelée mémoire vive) et a globalement le même principe. C’est une mémoire qui héberge temporairement des données. Si l’on éteint l’alimentation de l’ordinateur, la mémoire de travail se vide et ses données sont inaccessibles. À noter que c’est une mémoire qui
a une limite, elle ne peut pas emmagasiner indéfiniment des informations.
SATURATION // RÉORGANISATION
« Impossible de prendre une photo. L’espace de stockage libre est insuffisant pour prendre une photo. »
Si ce genre de message alarmiste vous a fait avoir quelques sueurs froides dans un moment crucial, avez-vous déjà redouté une saturation de votre propre mémoire ? Le disque dur a en effet un espace de stockage prédéfini, pouvant accueillir une certaine quantité de données.
Pour la mémoire humaine, ce sont les synapses (2) qui déterminent l’espace et la quantité d’informations. Mais n’ayez crainte, la mémoire se réorganise en permanence,
pour la nourrir infiniment. Nous naissons avec beaucoup de synapses, en prévision, pour finalement élaguer ceux qui ne sont pas utiles, puis en refaire au besoin, en fonction des expériences que l’on va y inscrire. Avec l’âge, on perd progressivement des synapses.
MÉMOIRE MORTE // MÉMOIRE INNÉE
En informatique, la mémoire morte désigne une mémoire dont le contenu est écrit en amont et non modifiable, qui sert à exécuter des fonctions intrinsèques à l’ordinateur qui sont toujours les mêmes (le démarrage par exemple). Mais est-ce que l’humain possède une sorte de mémoire similaire ? Qui serait donc « pré-inscrite » ?
On peut interroger les concepts de « mémoire innée ». Elle est définie par notre génome (3). On ne sera pas tous mathématiciens, athlètes ou artistes, mais on saura tous parler et marcher, sauf dans le cas de certaines pathologies.
Une autre hypothèse, celle de la transmissibilité épigénétique (4), prend source, entre autres, dans les travaux d’Isabelle Mansuy, professeure de neuroépigénétique. La chimie, qui permet à un gène d’être exprimé ou non, serait héritable. Lors d’une expérience,
une femelle souris est stressée, et même si elle n’est pas encore en gestation, sa future progéniture sera plus encline à être stressée. On observe que la génération d’avant acquiert des modifications génétiques, tandis que la suivante les aura fatalement intégrées. Cependant, cela ne traverse pas toutes les générations.
TÂCHE DE FOND // MÉMOIRE PROCÉDURALE
Certaines informations, à défaut d’être inscrites depuis la naissance, sont cependant si ancrées dans notre mémoire, qu’elles peuvent s’exprimer sans avoir besoin qu’on les sollicite consciemment. C’est ce qu’on appelle la mémoire procédurale, la mémoire des automatismes. Lorsque l’on marche, on ne pense pas à l’action de mettre un pied devant l’autre et pourtant on peut parler en même temps.
Le principe d’automatisme nous renvoie instinctivement aux machines, et l’on pourrait faire un parallèle avec l’exécution de tâches de fond. Ce sont des calculs qui s’opèrent en arrière-plan qui ne nécessitent pas d’être activement impliqué dans ces tâches. L’affichage de l’ordinateur, l’incrémentation de l’heure ou un antivirus en font partie. Cependant, seulement le dernier exemple pourrait être comparé véritablement à la mémoire procédurale : c’est un élément ajouté à l’ordinateur et non pas natif, qui fait plus écho au chapitre précédent sur la mémoire morte. Faire du vélo est un apprentissage, on a développé une mémoire liée à cette action ultérieurement.
OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE
Le biologique se dégrade avec l’âge. Le corps s’abîme naturellement au cours du vieillissement, à l’extérieur comme à l’intérieur : le système nerveux et les neurones ne sont pas à l’abri de ça. On va perdre plus de neurones que l’on en remplace et aller vers cette dégradation normale et programmée, pour disparaître. On peut néanmoins ralentir la chose avec une sollicitation régulière, pas forcément massive, du système nerveux.
BUGS
Un bug est un terme employé dans les domaines de l’informatique et du numérique pour qualifier une anomalie ou un dysfonctionnement. La mémoire humaine est loin d’être infaillible et quelquefois nous joue des tours. Vous avez sans doute déjà expérimenté le trou de mémoire, le déjà-vu ou bien le faux souvenir. On pourrait apparenter ces anomalies à des bugs dans notre système mémoriel, où son fonctionnement est altéré temporairement.
Les informations sont issues d’entretiens, notamment avec Jean-Christophe Cassel, professeur en neurosciences à l’Université de Strasbourg, et mon papa, informaticien.
Je les remercie chaleureusement pour leur temps et leur pédagogie.
(1) Définitions données dans l’ouvrage La mémoire de Laurent Petit, édité par les Presses Universitaires de France en 2009.
(2) C’est l’endroit où les neurones communiquent. Cela comprend la terminaison d’un premier neurone émetteur, la partie réceptrice d’un deuxième neurone et l’espace entre ce 1er et ce 2e neurone.
(3) Ensemble des chromosomes et des gènes.
(4) Processus moléculaires permettant de moduler l’expression des gènes, mais qui ne sont pas fondés sur des changements dans la séquence de l’ADN.